Quelle est la relation entre l’exposition que tu présentes dans le Project Room de la galerie et celle qui s’est terminée en septembre dernier à la Maison de l’Amérique Latine ?
« Operaciones y ceremonia », titre des deux expositions, est un processus qui a en fait commencé fin 2010, lorsque j’ai trouvé des documents d’archives dans les marchés aux puces du Paraguay. Une première version de ce projet a été présentée à Asunción, au Museo del Barro. À la Maison de l’Amérique latine comme à la galerie, j’ai travaillé sur les mêmes éléments, les mêmes sources, mais chaque fois avec une mise en scène différente.
Dans ce « work in progress », les éléments identifiables sont surtout les manuels d’opérations militaires de l’armée des États-Unis mis à disposition des militaires latino-américains pour la triste et célèbre « École des Amériques » (Escuelas de las Americas). Tout a commencé juste après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, dès 1946, et correspond aussi au début de la Guerre Froide.
J’ai trouvé ces manuels dans un petit marché aux puces à Asuncion au Paraguay où je vis et où je vais fouiller tous les dimanches depuis 15 ans. Mais cette histoire de l’École des Amériques est très « latino-américaine » : elle évoque le rapport qu’ont eu toutes les dictatures militaires avec les États-Unis.
Le Paraguay a été la première dictature ouvertement soutenue par les américains.
À la fin des années 60, les autres dictatures militaires ont à peu près les mêmes modes opératoires : en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Brésil… On sait que les États-Unis ont soutenu presque toutes les dictatures de droite et d’extrême droite en Amérique latine.
Le choix de ces documents dans ton travail correspond t-il à une forme d’archéologie que tu pratiques depuis très longtemps ou a t-il dès le départ une connotation politique ?
La première fois que je me suis intéressé à « l’image politique », c’était il y a plus ou moins 12 ans quand j’ai trouvé dans un marché aux puces, une centaine de photographies qui montraient la vie et le système de la diplomatie de la dictature depuis les années 1950 jusqu’à la fin des années 1970. J’ai alors fais mon premier travail clairement politique qui s’appelait « Le Retour des Sorciers ». Parallèlement je me suis intéressé à d’autres formes de documents, pas simplement des images photographiques mais aussi les discours politiques et militaires. Dans un langage hyper technique se cache l’idéologie de l’époque et de la dictature. Lorsqu’en 2010 j’ai trouvé cette série de manuels d’opérations militaires, j’ai été frappé par leur titre et provenance : « Escuela de las Americas ».
J’avais déjà beaucoup entendu parler de cette « École des Amériques », mais elle ne figure dans aucun livre d’histoire ! Ces manuels font la typologie des fruits et les animaux que l’on rencontre dans la forêt tropicale, les différentes façons de faire des abris, les images sont très « techniques », ce sont vraiment des manuels pratiques de survie dans la jungle.
Apparemment ces manuels étaient des outils et non de la propagande. Quand les gouvernements fascistes font de la propagande, ils utilisent un « vrai graphisme propagandiste ». Ici il s’agissait même d’un « anti graphisme » ! J’ai donc voulu les doter d’un graphisme correspondant à leur vrai nature, donner aux images ce dont elles avaient besoin en quelque sorte.
C’est là que le mot « Killing » intervient, le logo/titre très graphique de cette revue à la lisière de la pornographie qui n’a, a priori, rien à voir avec notre sujet principal !
Killing est une revue italienne à la base, mais à la fin des années 1960, et surtout dans les années 1970 il y a eu une explosion de revues érotiques des plus chics comme Play Boy aux plus populaires au Paraguay et dans toute l’Amérique latine. Parmi les plus « trash », il y avait Killing qui, avec une esthétique très pop, est devenu avec le temps une revue culte en raison de son contenu sadomaso, mais aussi par son graphisme et ses images. Le protagoniste principal est un assassin déguisé en squelette avec un masque qui rappelle un lutteur mexicain.
Ce qui m’a intéressé c’était de faire dialoguer ce culte populaire très fort de la mort en Amérique Latine du Mexique à l’Argentine avec les images très techniques des opérations militaires.
Tu joues avec différents niveaux de dialogue entre les images et les textes mais aussi avec leur superposition dans le temps …
La série Killing comme les images de manuels et les photographies sont concomitantes. J’essaye d’introduire un autre niveau de dialogue avec l’actualité : Je présente deux paysages des manuels d’Operaciones en la selva recouvert en partie des écritures « de combat » d’un groupe guérilleros au Paraguay. La Guérilla existe toujours mais son discours apparaît complétement anachronique et associé aux cartels de la drogue !
Au Paraguay, il n’y a pas eu de forts mouvements guérilleros, comme en Colombie, au Pérou ou en Argentine dans les années 60, 70 ou 80. La dictature au Paraguay est venue bien avant la révolution cubaine, le dernier dictateur Stroessner est resté au pouvoir pendant 35 ans, de 1954 à 1989, et a exterminé toute forme d’opposition.
C’est bien après la fin de la dictature (1989) que commencent à apparaître des mouvements d’extrême gauche qui parlent de prendre les armes, avec un discours marxiste des années 70 complétement anachronique. Dans l’année 2009, les militaires ont trouvé un manuscrit d’opérations de survie dans la jungle écrit par un des leaders du groupe guérillo-terroriste paraguayen E.P.P. (Ejército del Pueblo Paraguayo) ! Ce manuscrit trouvé en 2009 opère depuis le début des années 2000 alors qu’il ne reste plus grand chose de la jungle de l’époque !
Comment ne pas évoquer les attentats de Charlie Hebdo qui ont eu lieu la veille de ton vernissage à la galerie ? Quelle est la réaction d’une personne comme toi qui a passé la moitié de sa vie sous la dictature ?
Ce qui m’a toujours fortement attiré en France, c’était cette défense de la liberté d’expression. Dans mon pays, la dictature censurait tout : la presse était complètement alliée au pouvoir tyrannique d’un dictateur et les artistes, les intellectuels ont été chassés, ont dû partir en exil ou ont dû se taire. Si ils n’allaient vers aucune de ces options, alors ils étaient éliminés !
Cette attaque à la liberté d’expression me touche et me choque particulièrement. Dans l’exposition à la galerie, je parle de terrorisme d’État mais aussi de ces dialogues entre les terroristes/guérilleros qui existent aujourd’hui au Paraguay. Je ne me suis posé aucune question sur le fait de montrer cette série en France, dans une terre où les libertés sont évidentes. Mais là oui. Ma perception de l’exposition et le moment sont irrémédiablement modifiés par ce qui vient d’arriver.
Aurez-vous maintenant ici le même type de questions que celles que nous avons eu pendant la dictature ? Je ne le crois pas ni ne l’espère …