Propos recueillis par Matthieu Jacquet pour Slash-paris.com
En 1982 paraissait First Blood, en français Rambo, film d’action dont le célèbre personnage marqua l’imaginaire de plusieurs générations. En novembre 2018, l’artiste français Alain Bublex présente à la galerie G.P. & N. Vallois An American Landscape, sa propre réinterprétation du film, intégralement redessiné sans les personnages afin de faire triompher le paysage américain. Entre son amour pour la ville et le paradis perdu américain, l’artiste revient avec nous sur ce travail ambitieux.
Matthieu Jacquet : Votre dernier projet An American Landscape est une réinterprétation en dessins de First Blood (1982), premier film mettant en scène le célèbre personnage de Rambo. Quelle fut la genèse de ce travail ?
Alain Bublex : J’ai débuté ce projet l’année dernière, mais j’ai commencé à y penser il y a un peu plus d’une dizaine d’années. J’avais découvert First Blood un certain temps après sa sortie et il a suscité chez moi un sentiment assez ambigu : s’il ne correspondait pas au genre de films qui me plaisent en général, il m’attirait au-delà de son action, qui est assez simple. En réalité, ce qui m’y intéressait le plus était le paysage dans lequel cette action se déroule, qui me touche particulièrement : les contreforts des montagnes rocheuses au début de l’hiver en Amérique du Nord. À plusieurs reprises, j’ai réalisé que j’essayais de voir le film pour le paysage sans y parvenir vraiment, car j’étais toujours happé par l’action. J’ai donc résolu de refaire l’intégralité du film en dessin animé, dans lequel je supprime tout ce qui a trait à l’action pour ne représenter que ses arrière-plans, les fameux paysages. À la galerie, je ne présenterai que les 10-15 premières minutes de ce film, que je n’ai d’ailleurs pas encore fini, l’intérêt de ce travail pour moi n’étant pas de terminer le film mais de le commencer et de voir vers quoi il allait. Le résultat peut s’avérer assez surprenant pour le public habitué à Rambo : on arrive à un film parfois très lent, presque contemplatif et mélancolique, dépeignant une nature élégante et sauvage. Le plus troublant est sans doute de découvrir à quel point les scènes dessinées font écho à l’histoire de la peinture américaine, allant de la peinture de l’Hudson River School, incarnée notamment par Albert Bierstadt ou Thomas Moran, à la peinture hyper-réaliste des années 1950 à 1970. À partir de l’un des films d’action américains les plus connus, on obtient donc un dessin animé lent et mélancolique présentant des sortes de « trompe-l’œil » de tableaux, qui nous mettent face à des peintures qui n’en sont pas.
À la galerie Vallois, vous avez choisi de présenter ce paysage à la fois mis en mouvement dans le film, mais aussi figé dans une sélection d’épreuves « préparatoires » sur aluminium. La complémentarité de ces deux approches vous semblait-elle importante pour le spectateur ?
Le film restitue l’expérience du film originel dans sa temporalité : plutôt que d’en reprendre des extraits, il me semblait important de le développer de façon linéaire, en suivant son déroulement depuis le début. Dans First Blood, ce paysage de montagnes rocheuses est un peu particulier car il est bien plus signifiant aux États-Unis qu’en Europe : aux yeux des Américains, il incarne en quelque sorte le « paysage essentiel ». Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, les États-Unis sont déjà un pays important sur la scène internationale mais qui n’est pas complètement découvert : les États de la côte ouest et de la côte est sont séparés par ce que l’on appelait des « territoires inorganisés ». En 1850, plusieurs expéditions traversent ces territoires afin de trouver des voies terrestres, auxquelles se joignent des peintres. Ceux-ci en ramènent des esquisses, qu’ils transformeront en immenses tableaux représentant les montagnes rocheuses, des paysages sauvages presque imaginaires et idylliques traduisant, en somme, une vision du paradis perdu.
Je pense que cela rejoint une idée très partagée dans les premières années des États-Unis, celle que c’est Dieu lui-même qui a donné aux pères fondateurs ce territoire vierge proche du paradis sur Terre. C’est donc précisément dans ce paysage sauvage voire biblique que se perd Rambo. Si l’on reprend son récit, c’est un homme de retour du Vietnam, rendu marginal par l’histoire récente de son pays, qui se trouve inadapté au monde contemporain et qui retourne à l’état sauvage dans les montagnes rocheuses, à savoir le paysage originel légué par Dieu. C’est donc pour cela que j’expose à la galerie à la fois les tableaux, témoignant de cette position centrale du paysage et marquant ses références au genre pictural, et le film, qui le met en scène dans son rôle le plus évident.
Suite à la notoriété du film, ces paysages se sont implantés dans l’inconscient collectif américain. En les représentant ainsi, souhaitiez-vous créer un paradoxe entre familiarité et extranéité ?
Ce travail a surtout pour ambition d’éclairer une zone d’ombre du film, dont on a retenu principalement le récit du retour de la guerre du Vietnam, puis dans les épisodes suivants le rapport du soldat au monde contemporain. L’idée était donc de faire ressortir de ce film que l’on croit connaître des données visibles assez évidentes, mais qui avancent masquées par l’urgence de l’actualité.
De votre premier projet artistique était née Glooscap, une ville imaginaire dont l’existence fut presque crédibilisée par une importante documentation. Ici, vous dépeignez les paysages de Hope, ville existante au Canada, dans laquelle a été tournée First Blood. Pour autant, la seconde semble davantage fictive que la première…
C’est vrai, mais c’est surtout le dessin qui opère cet effet. On voit dès les premières images à quel point l’endroit qui a servi de décor au film est semblable à la peinture, qui est elle-même, de fait, emportée vers l’imaginaire. Que ces villes soient fictives ou imaginaires m’importe finalement assez peu. Quand le film est tourné dans ce paysage réel de Hope, les cadrages et les transformations qui y ont été apportées font que ce réel est transformé pour devenir un espace symbolique. De la même manière, que Glooscap soit imaginaire ou pas avait peu d’importance : elle était au moins aussi réelle que n’importe quelle ville dans laquelle je ne m’étais jamais rendu. L’idée de Glooscap était celle d’une « ville générique », comme a pu la définir Rem Koolhaas : il s’agissait de réaliser comme un collage des villes d’Amérique du Nord afin d’en produire une énième, qui soit conforme mais légèrement différente de toutes les autres, pouvant produire l’idée qu’un espace urbain existait au-delà des spécificités de chaque ville. La ville de Hope est finalement assez proche de Glooscap : elle est tellement commune qu’elle peut être partout aux États-Unis. Dans le film que j’ai réalisé, on reconnaît donc à la fois les images de First Blood si on l’a vu, et ces paysages typiques de l’Amérique du Nord.
En outre, la technique du dessin vectoriel, récurrente dans votre travail, appuie d’autant plus cette impression de fiction. Pourquoi avoir une fois de plus privilégié le dessin à la caméra ?
Très simplement, d’une part car un certain nombre d’artistes, cinéastes et vidéastes, choisissent déjà la caméra et d’autre part car je sais dessiner, ce qui me donne la possibilité de le faire différemment. La re-photographie s’est beaucoup développée aux États-Unis depuis les années 1960, en ce sens cette démarche appartient déjà à l’histoire artistique du pays. En outre, quelque chose se joue dans le dessin qui ne peut pas se jouer dans la caméra : lorsque l’on dessine un existant de manière réaliste, on est amené à y sélectionner des éléments qui vont permettre de traduire une intensité particulière dans ce que l’on voit. Un dessin est une maquette du réel, ce n’est pas le réel lui-même mais la chose qui est simplifiée jusqu’à son essence même. Par conséquent, on élimine un certain nombre de détails que l’on juge moins signifiants que les autres. Les images produites sont donc accentuées, elles possèdent une densité que les images photographiques ou cinématographiques n’auraient pas. La technique utilisée dans mon film est à la fois numérique et manuelle, puisqu’il s’agit du dessin vectoriel. J’apprécie cette pratique en ce qu’elle permet de produire des images que je maîtrise totalement, légères et économes, débarrassées de la pixellisation des images numériques.
Dans mon rapport au dessin animé, je suis particulièrement influencé par l’animation japonaise et notamment les films du Studio Ghibli : je cherche à y obtenir la même nature de détails et de réalisme des décors. Ce qui m’a toujours fasciné dans ces films est qu’ils se déroulent le plus souvent dans un temps et un lieu indéterminé, quelque part entre les années 1950 et aujourd’hui, entre le Japon et l’Europe… Je trouve très intéressant de se situer ainsi, quelque part dans l’espace géographique moderne et dans une période assez large : c’est le dessin qui permet cela. Cette technique me permet de faire exister des paysages qui incarnent non une ville précise mais les États-Unis au sens large, de leur fondation à la diffusion de leur puissance économique, politique et culturelle, c’est-à-dire dans l’indéterminé d’une période d’environ un siècle.
Vous avez commencé à travailler comme designer automobile, avant de vous tourner vers une carrière artistique. Comment cette expérience influence-t-elle votre démarche globale ?
Son influence principale se déploie sans doute dans ma manière de regarder les choses : je ne regarde jamais les objets dans leur possible devenir d’œuvre d’art, contrairement à beaucoup d’artistes, mais davantage comme les projets qui ont mené à leur réalisation. Je suis immédiatement entraîné vers la volonté, l’idée qui se trouvait derrière la conception d’un objet car chacun renvoie à quelqu’un qui a été à son origine et qui a convaincu un certain nombre de personnes pour le faire exister. Transformer le monde en projet est certainement l’originalité du regard de designer : cela nous amène à penser que toutes les choses qui existent n’ont pas toujours existé, elles n’ont pas de réalité ontologique mais sont des solutions, ainsi sommes-nous entourés de micro ou macro solutions. L’influence de mon passé de designer s’affirme donc certainement dans cette capacité à importer cette dimension de projet dans le réel : nous nous trouvons dans une perspective d’avenir et de réalisation perpétuelle. Par ailleurs, la structure des choses me parle et j’ai un goût prononcé pour la technique. J’ai également une culture plus étayée en design et en architecture qu’en beaux-arts, ce qui nourrit sensiblement ma pratique.
Dans l’exemple de First Blood, ces tableaux que j’ai dressés ne sont pas vraiment individualisés : leur ensemble est un projet qui vise à aborder la culture ou le paysage nord-américain d’une certaine manière, mais c’est aussi un projet auquel la solution se dérobe, puisque l’on ne verra pas le film en entier, les tableaux ne sont que des esquisses… Le but est donc de faire exister mon film en tant que projet, sans qu’il ne soit nécessairement terminé : à l’instar d’un designer, ce qui prime pour moi est l’intention, me permettant de proposer des choses qui ne seront pas toutes réalisées, mais qui auront toutes leur intérêt. Pour moi, la réalisation d’une œuvre est une sorte d’interruption momentanée du travail, elle correspond à un instant où l’activité est suspendue, c’est pourquoi je réfléchis sans doute moins à la réalisation que d’autres artistes.
Votre retrait délibéré du personnage principal du film marquerait-elle la déchéance d’un mythe, celui du héros viril américain incarné par Rambo ?
En vérité, je ne me suis pas concentré sur l’absence de Rambo mais sur les paysages. On peut retourner cette question comme un gant : pourquoi devrait-il toujours y avoir quelqu’un ? Une représentation ne serait-elle pas valable en l’absence de personnes ? Dans mon travail, les figures humaines sont souvent absentes et je ne me pose pas particulièrement la question de leur présence ou non. Ici, cela traduit très probablement ma perception du film, dans lequel le héros et l’action n’avaient pour moi pas grand intérêt.
Par conséquent, dans votre interprétation film, le paysage devient selon vos mots son « acteur principal ». Remettre la nature au premier plan est-il une manière d’insuffler à l’être humain une certaine humilité ?
Peut-être oui, mais on ne peut pas dire que j’y ai pensé, ni que je l’ai recherché intentionnellement. Dans un travail, quelqu’il soit, il y a d’un côté ce qui est donné par l’artiste et ses intentions et de l’autre les zones d’interprétation, fondées, qui appartiennent aux gens qui le reçoivent. Cette idée n’a pas dirigé mon projet, pour autant cela ne me dérange pas qu’il la suggère. Toutefois, ma démarche n’a pas consisté à supprimer les personnages, mais davantage à redessiner leurs arrière-plans sans les y inclure : ils sont omis, mais pas rayés, ce qui est sensiblement différent.
La thématique urbaine traverse l’ensemble de votre œuvre, telle une constante prenant des formes différentes au fil des projets. Comment expliqueriez-vous votre fascination pour la ville ?
Cela s’explique surtout par le fait que la ville est l’environnement dans lequel j’ai vécu. Je suis né dans une ville (Lyon), dans laquelle j’ai grandi et passé l’essentiel de ma vie, puis j’ai habité à Paris et j’ai voyagé dans un certain nombre de villes différentes : de fait, la ville est mon milieu naturel qui, depuis ma naissance, m’étonne différemment. J’ai notamment traversé la période des années 1980-1990 qui a connu un ré-intérêt pour la ville — intérêt ayant déjà existé précédemment à plusieurs époques durant lesquelles la ville se superposait aux ambitions de la société.
Finalement donc, je reste le produit de mon époque et de ce rapport changeant au fait urbain. Aujourd’hui, je ne pense pas que l’on puisse être complètement extérieur à la ville : même la plupart des espaces « négatifs » de la ville, tels que les espaces ruraux, y sont intrinsèquement liés, voire sont influencés et construits par elle. Lorsque l’on est à la campagne en Hollande, par exemple, on est dans une sorte de réserve de ville où l’urbain se prolonge dans le rural, avec les autoroutes, les trains, les lignes à haute tension, les parcs… Il est donc très probable que l’essentiel de l’Europe se trouve dans une configuration similaire. Je pense qu’aujourd’hui, la ville est devenue l’environnement naturel que nous partageons presque tous.
Paris, le 6 novembre 2018