Pour cette cinquième exposition à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, tu t’es intéressée au sens de la vue. Quel est ton rapport à la vision ?
La vision pour la plupart d’entre nous est toujours là. J’associe la vision à l’attention. Ce pourquoi les pièces présentées pour « Ils seront capables de voir les obstacles et de les contourner », demandent une présence un peu particulière du spectateur.
L’exposition dans son ensemble pointe les capacités d’ajustement de la vue. Cette vision n’est pas la même pour chacun quand bien même les choses vues seraient identiques.
Les œuvres bougent et impliquent aussi le mouvement du visiteur. Il n’est plus simple regardeur mais acteur de ces scènes qui se déroulent chaque jour.
D’où viennent ces yeux qui nous accueillent dans l’exposition ?
Ces yeux qui tournent sur eux-mêmes font suite à une pièce plus ancienne réalisée pour une exposition à la galerie en 2009, intitulée Le Millième Moustique : une mygale plus grande que nature qui avait déjà des yeux dessinant des spirales et qui tournaient à l’infini. L’idée comprenait deux possibilités. L’une était d’être effrayé, l’autre était d’être hypnotisé par la bête. Deux états différents. Toute l’exposition voulait s’approcher d’une sensation de peur et de suspense. Ici et aujourd’hui le suspense est toujours présent et ces deux grands yeux à l’entrée fixent le regard des visiteurs avant qu’ils ne poursuivent leur chemin dans l’exposition. Ce qui vient après demande une certaine attention du regard et du mouvement. Les yeux tentent de prévenir amicalement les spectateurs de ce qui va arriver.
Les pattes de tortue qui sont dans l’exposition se rattachent à un projet plus ample intitulé « La Savane (The Veldt) ». Peux-tu nous en dire un peu plus ?
The Veldt est le titre d’une pièce de théâtre écrite et mise en scène par Ray Bradbury lui-même dans les années 70. Dans une maison, une famille ordinaire–deux parents, deux enfants–découvre une nouvelle salle de jeu. Cette salle, conçue par des ingénieurs et des psychiatres de haut vol, offre aux enfants la possibilité de tout imaginer. C’est ainsi que Peter et Wendy, âgés respectivement de 12 et 13 ans, créent une savane peuplée de bêtes sauvages et inquiétantes.
C’est un texte que j’ai découvert par hasard et qui m’a souvent accompagnée dans mon travail. La pièce fait coexister théâtre et science-fiction et contient de nombreuses notes de mise en scène qui m’ont inspirée pour ces œuvres et mes propres mises en scène à la Ferme du Buisson et au théâtre des Amandiers à Nanterre en 2018.
Plus récemment, j’ai eu l’envie de travailler à partir de cette pièce de théâtre. Est venu le désir d’adapter librement la pièce. Petit à petit, l’idée a pris des formes différentes, pour des expositions et pour la scène. Dans les deux expositions au Centre d’art la Criée à Rennes, « Alors que j’écoutais moi aussi.. » j’annonçais ce que j’allais faire. D’abord par une affiche mise en mouvement par de la lumière puis par l’arrivée des parents, symbolisés par les pattes de tortue. Il s’agit de deux des cinq personnages de la pièce de théâtre de Bradbury. Lydia, la mère et Georges, le père, sont chacun représentés par une très grande patte de tortue qui perd ses griffes à un moment donné. Il faut ensuite les lui remettre, donc en prendre soin…
Tu parles souvent de tes sculptures comme des personnages. Pourquoi ?
L’idée que mes sculptures soient les personnages d’un théâtre un peu étrange me vient d’une conversation que nous avons eu, pour l’édition Digression, avec Philippe Quesne, auteur et metteur en scène. Je crois qu’il faut voir dans mon travail une volonté d’animer et de raconter des histoires. C’est un long scénario qui se déroule sans doute sous nos regards.
On retrouve tout au long de l’exposition des planches qui tombent au sol à intervalles réguliers. C’est un mouvement peu commun dans une galerie. Que souhaitais-tu provoquer par ce geste ?
Je recherche le mouvement. J’ai dû souvent voir des planches tomber dans la réalité. C’est un très beau mouvement. Une grande planche de contreplaqué qui perd l’équilibre, échappe à la surveillance des humains et vient lentement se plaquer au sol. C’est cela que je cherchais, très simplement. Les deux planches présentes sont les deux premières pièces d’une série. Je travaille actuellement sur une œuvre plus grande, qui sera elle, à taille réelle d’un panneau de bois vendu dans le commerce. Les deux planches qui tombent dans la galerie jouent, elles aussi, un rôle. Elles peuvent surprendre ou pas.
Il y a également une poutre suspendue qui tourne au plafond intitulée « Les colonies atteindront Paris en 2025 ». Quelle est l’histoire qui se cache derrière cette œuvre ?
« Les colonies … » est une sculpture qui est apparue avec un ensemble de collages. Des poutres traversant la galaxie. Elles arrivent. La grande poutre iridescente, comme certains scarabées, réunit deux de mes lectures qui n’ont aucun rapport. Celle d’un article qui annonçait l’arrivée d’une certaine colonie de chenilles sur Paris et les mémoires d’Akira Kurosawa dans lesquelles il raconte qu’une personne de son entourage allait se mettre à l’abri sous une planche lorsqu’il y avait de l’orage. Le jeu consiste à se protéger sous cette poutre qui tourne et oblige à parcourir l’espace en faisant des cercles. Tout cela est très absurde. La poutre engage une sorte de mouvement paradoxal. Le visiteur pourrait apprendre cette histoire au cours d’une conversation et se prêter au jeu.
Tu travailles avec des techniques très variées allant de la sculpture à la vidéo en passant par la peinture utilisant souvent des techniques utilisées au théâtre. Quelle est l’influence du théâtre dans tes œuvres ?
L’influence du théâtre et du spectacle en général fait partie d’un tout. Il n’y a pas une relation plus précise au spectacle, si ce n’est celle d’être un spectateur assidu de spectacles et d’expositions moi-même. Mes réflexions naissent d’un grand ensemble. Il n’y a pas un domaine privilégié. C’est la curiosité qui me guide. Les choses arrivent par surprise et je me laisse surprendre.
Pour la première fois en plus de 15 ans, tu exposes à la galerie un grand dessin, ou plus exactement une lithographie : comment est née cette idée ?
Le MAC VAL m’a proposé de faire un livre d’artiste pour enfant. Ce grand dessin est là car j’ai fait plusieurs illustrations pour ce livre. J’ai alors souhaité partager et adapter l’histoire de « The Veldt ». J’ai illustré l’histoire avec des dessins en couleur. Le dessin est peu visible dans mes expositions mais il est toujours là, caché, juste avant les projets. Ici, j’ai dû le préciser. Bradbury a écrit cette histoire dans les années 70 et j’ai donc imaginé des dessins psychédéliques, comme à l’époque, où la couleur joue un rôle très actif. Or du fait de leur technique et de leur destination, les originaux sont des petits formats. Pour leur donner plus d’ampleur, je me suis tournée vers la lithographie, une nouvelle expérience, une nouvelle technique, très étonnante.
Tes œuvres et inspirations font référence à un univers presque issu d’un décor de cinéma. D’où te vient cette affection pour les effets spéciaux et le fantastique ?
Il y a en réalité plusieurs directions qui m’intéressent et cela est très ouvert. La science-fiction en fait partie mais c’est une petite part d’un ensemble plus vaste qui va aussi quelque fois loin dans le passé, qui remonte dans le temps, dans l’archéologie par exemple. La science-fiction est riche mais ce n’est pas vraiment par son imagerie qu’elle m’attire. C’est plutôt sa grande liberté de pensée et d’invention qui m’intrigue.
On retrouve encore une fois des Scénarios Fantômes dans cette exposition – séries de photographies que tu assembles les unes aux autres. Que représentent-ils pour toi ?
Les Scénarios Fantômes sont des fondations pour mon travail. Ils sont comme un entraînement que je fais tous les jours. Ils activent mon attention au contexte, à la réalité. Ils sont une recherche continue. Lorsqu’ils apparaissent dans une exposition, ils viennent nourrir un scénario plus large.
Quelle est l’importance du public, du spectateur, dans ton travail ?
Le spectateur active mon travail. C’est lui qui lui fait gagner des vies, comme dans un jeu vidéo. Des vies ou de la vie en plus, j’hésite.