Peter Stämpfli par Alfred Pacquement

31.05.2018
Peter Stämpfli par Alfred Pacquement — Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois

Portrait de Peter Stämpfli

Alfred Pacquement
Nous allons évoquer le début des années soixante, qui est le sujet de cette exposition ; ces années 1962-1964 qui constituent le véritable commencement de ton œuvre de peintre. Tu vas alors traiter de sujets puisés dans le réel qui vont former le premier corpus de ton travail. Je voudrais que tu évoques le contexte de ces peintures, le milieu artistique que tu fréquentes, les expositions que tu visites. Comment se forme, en quelque sorte, ton regard, lorsque tu arrives de Suisse à Paris en 1960. Et comment, peu à peu, se construit ton travail qui va aboutir à ces peintures, celles que tu montres pour la première fois à la Biennale de Paris en 1963 ?

Peter Stämpfli
J’ai commencé par fréquenter l’école des arts appliqués à Bienne dans les années 1954-58. Pour moi, c’était déjà un choix, car par rapport à ma jeunesse, je pouvais travailler avec de la peinture, avec des couleurs et je pouvais aller vers quelque chose qui m’intéressait alors que mes parents auraient souhaité que je sois médecin. Donc je me suis inscrit dans cette école, où, très vite, les professeurs ont remarqué que je ne faisais pas de la publicité, mais plutôt des tableaux. J’ai eu par exemple un thème à traiter : « Mangez des fruits frais », autrement dit : concevoir une affiche avec des fruits. Pour cette affiche, j’ai réalisé des collages. J’étais évidemment influencé par les collages de Matisse, et c’est devenu un tableau. Cela n’invitait en rien à consommer des fruits comme dans une publicité. Je l’ai montré à mon professeur, qui s’appelait Max von Mühlenen, ancien élève d’André Lhote, qui avait une école de peinture à Berne.
Je lui ai montré mes tableaux, tout au moins cet essai, et il m’a dit « Toi, tu dois devenir peintre ! viens dans mes cours ». Ce que j’ai beaucoup apprécié de la part de Max von Mühlenen, c’est qu’il était ouvert à des tendances très diverses. On dessinait d’après modèle vivant mais pas forcément à la manière académique, on pouvait faire un cube pour la tête, un rectangle pour le corps, etc. Il respectait chaque jeune artiste dans sa recherche, au contraire de l’école de Fernand Léger où tous les élèves ont fait du Léger par la suite. Je suis devenu son assistant, son ami. Il avait reçu des commandes de vitraux pour des églises en Suisse et j’ai pu apprendre le métier du vitrail. J’ai aussi fait avec lui en 1956 un grand panneau pour l’exposition universelle de Bruxelles. J’ai donc travaillé avec un vrai artiste, un vrai peintre, qui m’a ouvert les yeux et j’ai laissé tomber l’école parce que ça ne m’intéressait plus. Les professeurs, de toute façon m’ont dit que je n’étais pas fait pour la publicité mais pour devenir un artiste et ils m’ont conseillé de partir.
En 1958, Arnold Rüdlinger, alors directeur de la Kunsthalle de Bâle, a pour la première fois exposé l’expressionnisme abstrait américain en Europe. Ce fut un grand choc. J’ai pris le train de Berne et je suis allé à Bâle pour voir cette exposition. Je suis rentré, je n’étais plus le même. J’ai vécu une aventure qui a été de voir les dimensions de ces peintures, non pas simplement par rapport à leur taille, mais aussi à travers leur expression. J’ai fait mes valises, et je suis parti à Paris.

A.P.
C’est surtout Pollock qui t’avait frappé, ou toute l’exposition?

P.S.
Surtout Pollock je pense, le geste de Pollock, mais aussi Kline, Baziotes, Rothko…

A.P.
Toute cette force expressive…

P.S.
Gottlieb, aussi, avec sa simplicité, avec son geste… Plus tard, on m’a fait remarquer : « Je comprends pourquoi tu aimais Gottlieb ; quand tu as peint une tomate, c’était presque un rouge de Gottlieb ». Je ne l’avais pas compris sur le moment, mais ça a changé ma vie, ma vision sur l’art, et du coup je ne pouvais plus être dans une école académique. Je suis donc parti à Paris, où je ne connaissais absolument personne, pas une âme. J’ai eu beaucoup de chance, car une fois arrivé, je suis allé dans un hôtel de la butte Montmartre, et je me suis mis à la recherche d’un lieu de travail. J’ai frappé sans le savoir à une porte du Bateau-Lavoir à dix heures du matin, et il y avait un type qui sortait, qui s’appelait Pransky. Je lui ai parlé en français, il ne le comprenait pas, puis en allemand, en italien, finalement en anglais ! Il m’a dit « Come in, voilà j’ai un local en bas. Si tu me donnes 50 francs, je te le donne ». C’était une chance immense pour moi parce que dès le deuxième jour, en arrivant à Paris, j’avais 180m2 au Bateau-Lavoir pour commencer à travailler. En fait, c’était une erreur, puisque l’atelier appartenait au fils de Darius Milhaud, Daniel Milhaud, qui était à Florence et il avait dit à Pransky que quelqu’un passerait pour chercher la clé. Donc c’est moi qui l’ai eue avant l’autre !
Je me suis alors installé dans cet atelier et sous l’influence du choc de Bâle, de l’exposition d’Arnold Rüdlinger, j’ai commencé à acheter des rouleaux de toile vierge, sans apprêt. Je les ai déroulés dans ce grand espace, j’ai acheté de la peinture industrielle, et je me suis laissé inspirer par le choc de Pollock. J’ai fait une dizaine de tableaux pour me défouler, car il fallait bien que, quelque part, ça sorte de moi, la liberté totale de vivre, de travailler et de peindre.
Peu après, j’ai visité la galerie Facchetti, qui avait été la première en France à exposer Pollock et quelques américains, et Madame Facchetti m’a présenté un critique d’art qui s’appelait Charles Delloye et qui avait des rapports avec de jeunes artistes américains en France, comme Sam Francis, Kimber Smith, Shirley Jaffe et Joan Mitchell. Facchetti m’a dit : « Il faut que tu achètes Life, il y a des reportages sur les américains actuels ». J’ai acheté ça, et dans ma petite chambre d’hôtel, j’ai accroché les reproductions de Pollock, Rothko, Kline etc.

A.P.
Tu as montré tes tableaux à Facchetti ?

P.S.
Non. Je ne les ai montrés à personne, c’était un défoulement de jeunesse.

A.P.
Ils étaient de grands formats ?

P.S.
Des très grands formats, oui, jusqu’à six mètres.
Ensuite, j’ai connu Anna Maria, on s’est mariés et on s’est installés rue Notre-Dame de Lorette dans un ancien atelier de Delacroix, comme je l’ai su plus tard. J’avais abandonné totalement ce mode d’expression et je me suis posé la question : « Tout ça, ça existe. Et il ne faut pas refaire ce qui existe, il faut inventer quelque chose de nouveau ». Et c’est là que je me suis tourné vers la photographie. J’ai compris que dans l’art, il faut toujours réagir par rapport à ce qui existe, se révolter pour inventer.
L’emploi de la photo m’a été inspiré par quelques peintres anglais : Hockney, Jones, Blake, entrevus de loin, car à l’époque, on ne pouvait pas voyager facilement, on n’avait pas les informations comme aujourd’hui par des revues ou par des journaux, par la télévision… J’étais au courant de l’existence de Roy Lichtenstein, Wesselman et quelques autres. J’ai commencé à fréquenter la première galerie d’Ileana Sonnabend, quai des Grands Augustins, alors que je travaillais mes sujets d’après des photos trouvées dans des magazines. Totalement à l’inverse de ce que j’avais fait auparavant, et ça m’a passionné d’analyser la photographie.
Michael Sonnabend et Ileana sont venus à l’atelier, et Mike m’a dit « Fantastique, tu es le meilleur pop du monde ! ». La vérité c’est que les Sonnabend ont voulu (ou du moins promis) organiser une exposition d’artistes européens, parmi lesquels il y avait Richter, des artistes français comme Daniel Pommereulle, l’australien Roy Adzak, moi et quelques autres. Ils ont retenu six de mes tableaux. Et on était tous très heureux d’avoir été choisis si jeunes par la meilleure galerie du moment! Mais le temps passait, ils exposaient les américains, et nous attendions toujours notre exposition. Jusqu’au moment où on a compris que c’était une « attrape » et qu’on voulait nous faire taire en occultant nos travaux. La preuve a vite suivi, en 1964, avec le Grand Prix attribué à Rauschenberg à Venise. J’ai alors récupéré mes tableaux qui avaient ainsi été bloqués pendant deux ans.

A.P.
Tu crois que leur intérêt, c’était d’éviter qu’il y ait une concurrence européenne ?

P.S.
Totalement, car il y avait quand même des artistes d’une grande importance comme Richter, Pistoletto…
Mais je voulais montrer ces peintures. Or la Suisse cherchait un artiste pour exposer à la troisième Biennale de Paris en 1963. J’ai envoyé une douzaine de tableaux au Palais fédéral à Berne pour la sélection, et on m’a choisi avec un autre artiste, Christian Megert, un sculpteur travaillant avec des miroirs. J’ai ainsi pu exposer cinq tableaux dans la section suisse.
C’était pour moi le début de cette nouvelle aventure. Quand on regarde aujourd’hui le catalogue de cette biennale, on peut constater que bien peu d’artistes ont traité le sujet à travers la photo, ou inspirés par la photo. Il y avait Blake, Hockney et Jones, il y avait aussi des artistes comme Kudo, mais mes amis français comme Rancillac étaient toujours sous l’influence de l’abstraction lyrique. Ma participation à la biennale m’a valu de très mauvaises critiques, notamment Gassiot-Talabot qui a carrément écrit quelque chose comme « c’est le graphisme suisse qui s’établit sur les murs du musée ». Mais ça a aussi éveillé l’intérêt d’Otto Hahn qui est venu me voir dans mon atelier et m’a recommandé à Jean Larcade. Jean Larcade était un homme de grande qualité et il a choisi un tableau pour sa première exposition rue Bonaparte : Pop Por Pop Corn Corny. Mon Pudding était accroché à côté de Dalí, de Schwitters, de Bryen. Il y avait uniquement deux jeunes artistes, Jean-Pierre Raynaud et moi. Larcade a ensuite proposé à Raynaud une exposition personnelle, et à moi un peu plus tard.

A.P.
Il avait montré un nombre remarquable d’artistes qui sont devenus d’immenses figures, je pense à Bacon, à Jasper Johns. Mais, je reviens un peu sur cet exercice, lorsqu’on te demande, à l’Ecole des arts appliqués, de représenter des fruits. Est-ce déjà une peinture ?

P.S.
C’est un collage ; je me suis inspiré de Matisse …

A.P.
Donc, avec des images extraites de la publicité ?

P.S.
Non. J’ai fait un bol découpé en papier et j’y ai mis les fruits … Mais peut-être que le Pot-au-feu que je peins plus tard en est la suite.

A.P.
Je pensais en effet, en te posant la question, à cette peinture de 1963 qui est, d’ailleurs, un tableau assez particulier par rapport à d’autres car pour le reste, ce sont souvent des gros plans sur un seul objet : un fer à repasser par exemple, ou une paire de chaussures, isolés sur un fond blanc. Et là, par contre, il y a un effet de collage, d’assemblage.

P.S.
Il y a probablement une influence du collage dans le fait de distribuer cinq éléments dans un espace vide. Pour préciser ma technique, je partais d’une photo découpée avec un cutter dans un magazine publicitaire, ou autre. Je la ramassais et je la projetais par diapositive ou épiscope sur le mur de l’atelier. Je lui donnais la dimension voulue, donc la distance qu’il fallait pour que cet objet – un frigidaire, une machine à laver, un téléphone, une main qui tient une cigarette, une main qui tient un gant- soient dans la tension maximale possible. Je déterminais ainsi le format du tableau, toujours de dimensions importantes (Je n’ai jamais fait de petits tableaux). La deuxième étape consistait à projeter ces photos sur ma toile déroulée sur le mur, non montée sur châssis, projeter l’image et la dessiner, peindre l’objet tel que je le souhaitais. Une fois que l’objet était peint, je le plaçais dans une sorte de vide, un fond blanc qui est plutôt un espace continu. L’objet flotte dedans et l’important était de déterminer où se terminait l’espace. Je mettais des points noirs, à gauche, à droite, en haut et en bas, et il ne fallait pas se tromper parce que deux centimètres plus bas, l’objet s’écroulait, ne respirait plus. Il fallait qu’il ait autant d’espace vide, qui était pour moi le fond blanc, pour qu’il vive ! Et c’est uniquement après cette opération que je prenais les dimensions, commandais les châssis qui étaient tous évidemment choisis par rapport à chaque tableau.

A.P.
Comment ressens-tu aujourd’hui ces peintures par rapport au Pop art ? Tu parlais de Gassiot-Talabot, j’ai relu une critique qu’il écrit en 1963, donc je pense que c’est à propos de la Biennale dont il fait un compte-rendu et où il parle de tes toiles en disant qu’elles « échappent au rapport brutal du Pop art ».

P.S.
Exact, oui, je me souviens.

A.P.
Donc, tu avais au moins vu des reproductions de ces œuvres anglo-saxonnes ?

P.S.
Je pense que ma peinture a une approche tout à fait personnelle et qu’on ne peut pas forcément la lier à une tendance. Bien sûr, les critiques d’art, les journalistes, les historiens d’art, essaient toujours de classer chaque artiste autour d’une étiquette : celui-ci, c’est la Figuration narrative, celui-là, c’est le Pop art, et ainsi de suite. Mon approche est probablement plus anglo-saxonne que d’autres amis français qui ont développé la Figuration narrative. On me l’a d’ailleurs souvent reproché, en pensant que je n’avais rien à faire dans les expositions de ce groupe réuni par Gassiot-Talabot. Mais ce n’est pas une narration que je propose, c’est un constat de l’objet. Quand j’ai peint la Machine à laver, il y a eu des réactions négatives qui m’ont choqué dans la mesure où on me disait que cela n’avait rien à faire avec l’art, que c’était simplement de la publicité. En 1980, à l’occasion de mon exposition au Centre Pompidou, Georges Perec a écrit la préface du catalogue et l’a intitulée « Alphabet pour Stämpfli ». Je crois que les artistes ont toujours été des précurseurs, à toutes les époques, ils sont les témoins de leur temps, mais avant que ce soit reconnu.

A.P.
Oui, c’est très juste. Pour en revenir à la manière dont le tableau est conçu, tu as dit que tu avais commencé par découper dans des magazines ou dans des affiches. Comment faisais-tu puisque tu disais que tu n’achetais pas les magazines, donc ?

P.S.
Je n’avais pas l’argent pour acheter le magazine, qui coûtait 20 francs. Alors j’avais un cutter dans ma poche et je découpais discrètement les pages avec les objets qui m’inspiraient. Quand je suis arrivé à Paris, de notre chère petite Suisse, avec sa mentalité respectable, mais limitée dans ses grandeurs, j’ai eu un choc dans le métro parisien. Voir la répétition d’une affiche, en très grandes dimensions. Ça m’a donné, sans doute inconsciemment, le goût du grand format.

A.P.
Et donc, cette photo que tu découpes de façon, disons, discrète…

P.S.
C’est la moindre des choses !

A.P.
Après, tu vas faire un collage avant de passer au tableau ?

P.S.
Non, j’arrachais ou je coupais la page dans la librairie ou la papeterie. Ensuite dans cette page, il me restait à faire un cadrage de l’objet qui allait me servir. Par exemple, dans une revue, il y avait une publicité pour un drink. Eh bien, ce drink, je l’ai découpé et j’en ai fait le tableau qui s’appelle aujourd’hui Brandy, et qui est au musée de Thun. Mais ce n’est qu’un détail de la publicité car j’ai toujours pris des détails. Plus tard, quand je suis passé à mon thème de prédilection, il n’y a jamais de voitures entières : comme le photographe avec son zoom, j’ai poursuivi avec l’image de la roue, puis je suis entré à l’intérieur avec le pneu, et tout mon parcours de peintre a été le zoom d’un photographe, c’est-à-dire l’agrandissement d’un objet jusqu’à arriver à une quasi-abstraction, à partir de ce thème qui m’a passionné pendant toute ma vie.

A.P.
Il n’y a donc pas de stade intermédiaire entre la photo découpée et la projection, ni un collage ?

P.S.
Non, il n’y a pas de collage, mais un découpage.

A.P.
Et le découpage est ensuite projeté sur le mur…

P.S.
Projeté avec un épiscope, très primitivement puisqu’on n’avait pas les moyens techniques d’aujourd’hui, dans la dimension que je souhaitais pour donner la tension maximum à cet objet. Ensuite, c’était moi en tant que peintre qui intervenait pour traduire en peinture cet objet que j’avais choisi. Je ne retenais pas n’importe quel objet bien sûr : cela reflétait le monde autour de moi. Nous vivons dans une grande ville, ma peinture est donc urbaine. Ce n’est pas à la campagne que j’aurais croisé ces publicités. Le thème de la voiture entrera en jeu un peu plus tard, et, à travers lui, j’ai aussi rencontré une sorte de géométrie que j’ai développée par la suite.

A.P.
Avant que ce thème de la voiture ne prenne la place dominante, lors de ces deux ou trois premières années, ce sont souvent les thèmes de la vie domestique, les objets du quotidien évoquant la vie moderne. Et puis, il y a beaucoup d’images qui sont liées à la représentation de la femme, le make-up, le rouge à lèvres… C’est évidemment ce que tu extrais des revues, mais comme tu viens de le dire, ce ne sont pas n’importe quels sujets, n’importe quels objets. Le choix est très précis

P.S.
Ce que je voulais faire, c’est traduire l’histoire qui nous entoure, transmettre mon regard sur nos gestes et nos objets quotidiens. Donc des objets complètement banals comme un téléphone, un frigidaire, ce qui m’a d’ailleurs été reproché.
En fait, la peinture du frigidaire, je l’avais emmenée en Suisse, dans la cave de mes parents, parce que ça ne se faisait pas d’accrocher un frigidaire dans la salle à manger. J’ai fait venir Harald Szeemann, qui a été le premier, en Suisse, à voir mes tableaux et il a fait des commentaires extrêmement intéressants. Il m’a dit : « C’est formidable, mais tu devrais aller plus loin dans la précision ! Pour qu’on voit enfin ce que tu as dans le frigidaire… ». Comme avec Ma voiture (1963), où, sur le cadran, j’avais fait des traits, au lieu d’écrire 80, 100, 120… Il me disait de peindre les chiffres et voulait m’initier à un hyperréalisme…

A.P.
À être plus réaliste.

P.S.
Plus réaliste, parce que, à cette époque-là, déjà existait un hyperréalisme américain. Mais je suis resté fidèle à mon interprétation car, probablement, sur le document qui m’a servi de base, je ne pouvais pas lire les chiffres sur le cadran!

A.P.
Un tableau important, ne serait-ce que parce qu’il est retenu pour la Biennale et reproduit dans son catalogue, c’est Autoportrait au raglan. Est–ce d’ailleurs vraiment un autoportrait ?

P.S.
Cet autoportrait, c’est un bonhomme extrait d’une publicité, mais je ne l’ai dit pas parce que c’est interdit. Je l’ai découpé parce qu’il me plaisait, parce qu’il marchait dans le vide, mais il était accompagné d’une ombre au sol que j’ai effacée. Il me semble qu’il symbolisait le monde contemporain : l’homme qui marche dans la ville, qui vient d’où ? Qui va où ? On ne sait pas, il est dans le vide. C’est aussi en rapport avec le cinéma. Ce tableau n’avait pas de titre, et je l’ai amené en Suisse pour le jury de la biennale de Paris et mon professeur, qui était dans le jury, m’a dit : « Mais, c’est toi ! Toi qui marches avec ton raglan » Alors, le titre était donné : Autoportrait au raglan.

A.P.
Donc, à la biennale, il y a eu beaucoup de réactions quand ces tableaux sont exposés pour la première fois en public.

P.S.
Oui, et à partir de là Harald Szeemann est devenu attentif, et il a exposé à Bienne, dans la galerie municipale, un choix de jeunes artistes qui s’intitulait 25 artistes Bernois et Biennois et où il a montré mes tableaux. Donc il a beaucoup compté pour mes débuts.
Ensuite, il y a eu l’exposition nationale suisse à Lausanne, en 1964, et dans le café des arts j’ai exposé Rubis, la rose sur fond jaune, aujourd’hui au musée de Berne. Et puisqu’on parle de fond jaune, je tiens à insister sur le fait qu’il y a peu de tableaux où les éléments ne soient pas placés dans une sorte d’espace vide, blanc et neutre. Il y a Gala avec son espace vert, il y a Cocktail également, et quelques autres (Comme Le Quotidien et Proud Beauty dans l’exposition).

A.P.
Cela annonce la suite de ton travail, cette neutralité et le choix d’une peinture plate, d’une technique froide, en opposition aux premiers tableaux néo-pollockiens ?

P.S.
Non, ces néo-pollockiens étaient réalisés à la peinture industrielle, comme Pollock lui-même. J’ai acheté des pots pour peindre les murs, c’était la même peinture qui servait aux tableaux.

A.P.
Donc il n’y avait pas d’effet de matière.

P.S.
Par contre, ce que Otto Hahn m’a reproché c’était de ne pas peindre à l’acrylique. Il disait que l’huile, ce n’était pas moderne. Mais j’y suis quand même resté fidèle pendant toute ma carrière. Par la suite j’ai fait de très grands tableaux à l’acrylique, mais simplement pour des raisons techniques. Mais sinon tous les tableaux sont peints à l’huile sur toile, classiques, voilà.

A.P.
Il n’y avait pas tellement d’utilisation de peinture à l’acrylique au début des années 60, il me semble.

P.S.
Non, mais Otto Hahn était le Pape de l’acrylique, il disait que l’huile, ça puait …

A.P.
Oui, il avait défendu ce qui avait été appelé le Mec Art, c’est-à-dire l’art mécanique, imprimé.

P.S.
Si on veut résumer toute ma démarche artistique, mais à vrai dire je n’ai pas une grande production, on peut constater que je travaille longtemps sur un tableau. Pourquoi l’huile ? Parce que l’huile me permettait de reprendre le lendemain le même sujet et de travailler dessus, ce n’était pas sec, et donc, tout simplement techniquement, je me sentais mieux à peindre à l’huile qu’à l’acrylique.

A.P.
Tu n’as pas une grande production ; néanmoins, j’ai été frappé, en regardant d’un peu plus près cette période : 1963 à 1965, que tu as quand même peint beaucoup, ces années-là. Donc il y avait sans doute le sentiment d’avoir découvert quelque chose que tu avais envie d’approfondir …

P.S.
Oui, d’avoir découvert quelque chose et je voulais aller vite pour le réaliser.

A.P.
Cela apparaît dans la production, dans la multiplication des sujets. Mais pourquoi jamais de petits tableaux, de petits formats, à ce moment-là ?

P.S.
Eh bien, pour une raison très simple : il me semblait qu’un objet ne pouvait pas être représenté plus petit que réel, que la réalité.

A.P.
Oui, mais enfin, une tomate ! Tu aurais pu faire une tomate un peu plus grande sans que ce soit un énorme tableau !

P.S.
Je ne fais pas des miniatures. Comme je le disais, les immenses affiches du métro m’ont inspiré une autre vision du monde à travers la peinture.

A.P.
Ce qui va suivre dans ton travail, c’est cette thématique dominante qui est celle de l’automobile, de la voiture, d’un fragment de voiture, de plus en plus resserré sur la roue, le pneu, et ainsi de suite… C’est un parcours très cohérent.

P.S.
Oui, par la suite, je me suis intéressé à la voiture, à la roue, mais jamais en représentant une voiture entière. La roue de voiture était pour moi en relation avec le cinéma. J’ai fait deux films, d’abord Firebird, sur la roue, la roue de voiture qui tourne, et ensuite, Ligne continue, qui suit les lignes de la route, avec Daniel Humair à la batterie comme accompagnement musical. C’est à nouveau le zoom du photographe qui approche de cette roue, de face, et la transforme en une quasi-abstraction. En 1969, je peins SS 396 n° 2, une roue de face qui est un tondo de deux mètres de diamètre, un châssis découpé. C’était la suite logique de ma recherche puisque c’est le seul tableau, en dehors de Rouge baiser (qui représente des lèvres découpées), qu’on peut accrocher dans l’espace. Je voulais que l’objet soit libéré de son fond, de son espace, avec cette peinture en forme de tondo, qui n’était plus inspirée par la photo, comme dans les tableaux précédents, mais dessinée sur une table, comme le ferait un géomètre, un architecte. Ce tableau-là était un tableau clé. Je n’en ai d’ailleurs fait qu’un seul et à partir de celui-là, (toujours le zoom) je n’ai retenu que la partie haute de la roue. Est apparu Grand Prix, le premier pneu, de six mètres de large en forme de demie lune. La suite a consisté à rentrer dans le pneu, avec la présentation à la Biennale de Paris, en 1971, où l’objet laisse une empreinte de trente mètres de long en sérigraphie sur le sol. Puis sur le mur au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, en 1972. Par la suite le pneu en tant qu’objet disparaît, il ne reste que les empreintes ou les détails. Cela devient abstrait Ce thème, je l’ai traité ensuite dans toutes les techniques possibles, jusqu’à en faire des sculptures monumentales dans plusieurs pays du monde, des aquarelles, des dessins…

A.P.
Toutes sortes de supports, également.

P.S.
… fusain, pastel, bronze, et à chaque fois, pénétrer davantage dans le détail de ce qui est devenu aujourd’hui une quasi-abstraction, mais qui ne l’est pas puisque liée à un objet bien défini.

A.P.
C’est-à-dire que l’objet de départ reste toujours présent, comme en arrière-fond…

P.S.
Je suis un peintre figuratif abstrait ou un peintre abstrait figuratif.

A.P.
Oui, on peut dire que, pendant une dizaine d’années, tu es un peintre qui s’appuie sur la réalité environnante et que, au bout d’une dizaine d’années, tu vas t’éloigner de cette réalité au profit d’une démarche tendant à l’abstraction. C’est une manière de garder le thème, qui reste toujours en arrière-fond, toujours omniprésent, mais qui s’efface de plus en plus dans la lecture qu’on a de l’image.

P.S.
Au profit de la peinture, si on veut.

A.P.
Pour le spectateur qui découvre certaines œuvres, disons celles des dix dernières années, la référence au sujet originel peut ne pas apparaître au premier regard. Et même un regard attentif ne la perçoit pas forcément.

P.S.
Quand je regarde autour de moi, dans l’actualité, ou même dans le passé, je ne vois pas énormément d’artistes qui ont dans leur carrière développé un seul sujet à un niveau de réalisme total jusqu’à une soi-disant abstraction, restant toujours fidèle à un seul thème, en l’occurrence le pneu.
Sur un espace de 60 années, mon travail a débuté avec une observation sur les objets dans lesquels j’ai pénétré, zoomé, et j’ai finalement choisi, à travers le passage, à travers les roues pour m’arrêter sur un seul objet

A.P.
Il y a des artistes qui se sont arrêtés à un motif, et qui ont développé tout leur travail sur ce motif, on en connaît. Mais dans ton cas c’est très différent. Tu pars d’un sujet, plutôt que d’un motif. Tu as dû être très fier quand la poste suisse a choisi de commémorer l’anniversaire du Pop art par ces tableaux ?

P.S.
La poste suisse voulait éditer des timbres sur plusieurs artistes suisses et ils ont préféré se limiter à trois timbres de moi qui sont très réussis, qui m’ont, en fait, rendus célèbre. Puis ils ont fait une autre édition avec Franz Gertsch, mais complètement différente.

A.P.
Et puis, ce qui est excitant, c’est qu’on commémore le Pop art à travers ton travail… C’est la plus belle revanche sur les petites aventures que tu racontais tout à l’heure !

P.S.
On m’a déjà dit « Je t’envoie un Stämpfli ! ». Autrefois, quand on allait à la poste, on disait : « Je t’envoie un pneu ! »

Paris, 31 mai 2018


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